La pluie

Il pleuvait sans discontinuer.
La saison des pluies s’était installée depuis de longues semaines. Elle m’ennuyait. Elle gonflait les arbres de vent du sud, par rafales, et leur prêtait une ramure échevelée qui flagellait le ciel.
Avec la nuit montait un moment fauve, au creux duquel je glissais en silence.
Inexplicablement, mon cœur battait à tout rompre.
Aujourd’hui, je m’étais conduit comme à l’accoutumée, tenu fermement en laisse par mes yeux braqués, infatigables guetteurs de vie, avides de matière à cerner. Ce soir pourtant, ces yeux prenaient la fuite : ils se refusaient à matérialiser le monde et à en ordonner les pièces de façon cohérente.
J’ai déjà connu des dérives semblables. Elles me viennent parfois : des reflets prémonitoires, accordés par les vitrines des rues, dispensés par le ciel en flaque sur les trottoirs, échappés par miracle d’un regard du passant… Des reflets étranges sur la solitude laquée m’avertissent qu’un espace, ignoré jusque là, prend corps lentement et qu’il poursuit vers moi le secret travail d’une ouverture.
Puis l’intrus se mêle à l’ambiant : la permanence qu’il affecte m’étourdit. Je dois alors supposer que mes yeux ont cessé d’exercer leur insensible tyrannie et qu’ils laissent au reste de ma vie le soin de composer les heures comme il l’entend.
Mais ce soir le trouble était bien plus profond : il me trouvait lourd et pétrifié d’une angoisse nouvelle. Je croyais l’éternité arrivée soudain, son règne déclaré, pour me prendre définitivement en son sein.
Derrière mes yeux fermés, une odeur s’affirmait avec force. Répandue goutte à goutte, elle parfumait l’ampleur de la nuit de son essence un peu trop fade.
Odeur de terre mouillée tout au long du jour, mélange complexe de minéral et de végétal décomposés. Effluve sucrée des jardins. Amertume du goudron détrempé des chaussées. Il y avait aussi, contenus par cette odeur, des formes subtiles et délicates, des ombres vivantes en lente reptation, et des animaux immobiles, à l’abri derrière le rideau des pluies.
Le vent, qu’exaspérait le suintement des choses, faisait parler son humeur. Il balayait en sifflant l’équilibre précaire des instants de calme. Il soufflait en bourrasques. Puis, après qu’eut plané le bleu frisson de l’attente, il reprenait sa marche régulière vers la ville endormie. Il y avait encore l’odeur de la pluie, mêlée d’embruns arrachés au fleuve, gorgée d’iode par la mer toute proche.
Au rythme des averses cette odeur masquait le monde, donnait un peu de ses horizons au fourmillement terrestre. Elle ruisselait au bord du toit et jaillissait en cascade des gouttières sonores. Elle glissait au flanc des arbres et gainait l’écorce rugueuse d’ondes murmurantes. Elles frissonnait à la lisière de la véranda comme un vol d’éphémères.
D’échapper au vertige me força à regarder de nouveau. La réalité me parut fragile :
Les quatre piliers sombres de la véranda. La masse luisante des plantes à l’assaut du treillis en bois. La danse lointaine des moustiques autour de l’ampoule nue. Une flaque allongée sur le parquet dévalait les trois marches du petit escalier de ciment. Madame Veuve sur le fauteuil à bascule, immobile et sereine, que le jardin absorbait et plongeait dans l’ivresse noire de la nuit. Cette table entre nous, dont l’osier grossièrement travaillé supportait la théière et les tasses de porcelaine blanche, le fin panache bleuté du thé quand je le portais à la bouche, et la rondeur de la tasse entre mes doigts, …
Madame Veuve, impassible, reprit son balancement perpétuel. Elle oscillait entre moi et le vide que je dévisageais, d’un mouvement méthodique qu’accompagnait parfois un léger grincement.
Je cherchais l’âme du thé sous la surface vaporeuse. Un soupçon doux-amer flottait dans la pénombre. Il grésillait à l’air et attaquait sans hâte l’enveloppe des objets familiers. Une rosée inhabituelle sourdait et scintillait sur ma peau.
D’un revers, j’essuyai ma main au pli de la nappe. J’avais besoin de parler.
— Ne trouvez-vous rien d’étrange à la nuit ?
Madame Veuve grogna.
Un silence masquait le fouillis indescriptible de la nuit en mouvement.
J’avais posé une question qui n’attendait pas de réponse. J’avais seulement planté le premier jalon d’une route à travers le trouble.
Je pensais “Vraiment, ne sentez-vous rien, Madame ? Et cessez de vous balancer ! Pourquoi le nier; j’ai peur, comprenez-vous ? Vous comprenez, c’est certain. Quelque chose déborde et se fait omniprésent”. Mon angoisse rendue muette s’éternisait.
— J’aime beaucoup cette saison. Il y a seulement deux minutes, je la trouvais ennuyeuse. Tout l’éventail des sentiments semble acceptable quand une telle nuit se présente.
Dois-je vous resservir du thé ? Dois-je vous provoquer ou en terminer là ?
Ce serait si facile, dans l’immédiat, de vous faire tout le mal que cette soirée m’inspire. Notre seule présence en ce lieu, ou est-ce la vôtre qui les attire, réjouit nos petits amis, sorciers et démons ? Ils rôdent alentour. Écoutez mieux ! N’entendez-vous pas ?
Songez un peu : si l’un d’eux venait à m’envoûter, me rendant furieux, fielleux. Amer et hargneux, empli de haine à votre égard.
Alors, je parlerais. J’évoquerais ces années que vous n’osez compter. Celles qui vous reviennent à la tombée du jour. La jeunesse : que reste-t-il de votre floraison, de ce printemps-là ? La pulpe mise en conserve, vous gardez les noyaux. Vous les sucez tous les soirs sous cette véranda et leur goût s’évanouit.
Je vous observe, soyez sans crainte.
Je dirais aussi les circonstances d’un veuvage pitoyable. Je dirais cet homme que j’ignore malgré tout ce que j’en sais : sa guerre asiatique qui ne finissait pas, dont il a rapporté des photographies et des armes effilées. Et des souvenirs vivants qui dévoraient ses jours…
Vos nuits d’alors, nuits de terreur, quand il vous poursuivait en taillant l’air au couteau. Vous et l’enfant, engloutis par les ombres, fuyant la maison et le jardin, papillons affolés en quête de lumière.
Enfin, sa mort banale. À l’asile, après des heures d’hystérie passées en cellule.
À quoi bon vous accabler ?
Vous résistez à tout.
Sachez que je ne sais plus résister.
Madame Veuve se balançait doucement.
Elle cligna des yeux puis me fixa sans émotion. Aux marges de l’ombre un grouillement de cafards se devinait. De temps en temps, l’un d’eux, surpris par le va-et-vient de l’ampoule, allait se réfugier sous le pied du fauteuil à bascule. Madame Veuve oscillait un peu plus et le corps de l’insecte éclatait avec un bruit sec. Il répandait une humeur jaunâtre dont l’odeur me parvenait, véhiculée par le vent.
J’espérais une délivrance.
Une bouffée d’air frais agita le végétal : elle ne suffit pas à m’apaiser.
J’étouffais. Un picotement désagréable agaçait mes tempes. Les moustiques me harcelaient. J’étais désespéré. Madame Veuve souriait. Je lui dis :
— Il est tard. Je monte me coucher. Je vais vous dire bonsoir.
Elle répondit, impitoyable :
— Ne sois pas si puéril !
Elle se leva dans un effort pénible. Elle marmonna encore :
— Quel enfant tu fais, mon pauvre ami. Si c’est cela que tu cherches, je l’ai caché dans l’armoire à linge.
Elle s’éclipsa vers l’intérieur.
Je restais interdit, singulièrement délesté du poids de la peur. Elle laissait derrière elle les lumières allumées.
J’acceptai son invitation :
J’allai prendre l’alcool blanc dans l’armoire. Je le versai dans la tasse. Puis, sensible au charme de la véranda, heureux de la pluie, désormais égal à la nuit, je fêtai le départ des derniers remords et mon retour à l’espoir le plus noir.